La saison 2014 marquera les 30 ans du titre de Christian Sarron en 250cc et les 20 ans de la victoire au Bol d’Or de Dominique et Christian Sarron sur le circuit du Castellet (voir l’article consacré aux deux pilotes). Cette saison 2013, Christian Sarron a accompagné à plusieurs reprises Gilles Della Posta au micro d’Eurosport pour partager son expérience de la piste. Il a parallèlement intégré, en juillet dernier, la filière vitesse de la FFM dans le but d’aider à la détection de jeunes talents français pour les saisons à venir. Entrevue exclusive avec l’une des Légendes de l’ère 2-temps qui revient avec nous sur sa carrière.
- Hormis l’évolution des machines et des catégories, quelles sont les plus grandes différences qui vous semblent notables entre votre époque et celle d’aujourd’hui ?
C’est une question assez difficile. Dans les années 1976 et 1977, année durant laquelle j’ai été sacré vice-champion du monde derrière Steve Baker en 750cc, nous roulions sur des 750cc 4 cylindres 2-temps qui pointaient à 300 km/h chrono. Nous dépassions même cette vitesse sur certains circuits. Bien évidemment, ces motos n’étaient pas aussi puissantes qu’aujourd’hui, mais par contre nous avions des pneus à sculpture à l’avant même sur le sec. Nous avions des freins qui ne freinaient pas bien, il fallait serrer de toutes ses forces pour espérer freiner. Nous étions équipés de suspensions qui n’aidaient pas vraiment non plus. Il n’y avait pas d’électronique, donc on peut dire que c’était des motos délicates et fines à piloter, mais qui allaient très vite et sur des circuits très dangereux.
Donc tout, vraiment tout, a beaucoup évolué. Par exemple, lorsque je pilote une moto moderne, ce qui me surprend c’est qu’aujourd’hui, il est possible de freiner d’un seul doigt et de mettre la moto sur la roue avant. Je rappelle aussi que j’ai été le premier pilote à prendre le départ d’un GP avec des freins carbones. Mais c’était des freins qui avaient une irrégularité de puissance de freinage qui était assez perturbante et pour laquelle il était très difficile de s’adapter. Les moteurs, 4-temps en particulier, ont des plages de régime sans comparaison. Déjà même à la fin des moteurs 2-temps, que je n’ai pas connus, je parle évidemment des moteurs Big Bang — je n’ai connu que les Screamers —, il y avait déjà une vraie différence. Si nous faisons référence aux moteurs Screamers des années entre 85 et 90, tous les pilotes de l’époque tels que Lawson, Spencer, Gardner, Rainey, Schwantz le disaient : « quand on remet les gaz, on sert les fesses ! ». On pourrait dire ça autrement, mais c’est la vérité, le fait de remettre les gaz suscitait un peu de stress, serait-ce même qu’un simple filet de gaz. C’était des motos qui avaient une plage de régime réduite, sur la Yamaha c’était de 2.000 à 2.500 tours de puissance utile, exploitable : si je descendais en dessous, je ne pouvais plus mettre l’arrière en glisse et en patinage ce qui avait pour conséquence d’avoir de l’adhérence et donc de cabrer beaucoup trop et je devais couper les gaz en ligne droite. Par contre à 10.000 tours la puissance arrivait d’un seul coup. À ce niveau-là, les moteurs ont beaucoup changé.
À cela il faut ajouter aussi, bien sûr, les pneumatiques qui offrent une adhérence et une constance nettement supérieures, et les châssis qui sont beaucoup plus adaptés à la piste, beaucoup plus rigides et qui présentent beaucoup moins de guidonnage avec plus de précision. Mais, les motos de la fin de ma carrière dans la catégorie 500cc étaient les motos les plus délicates à piloter que j’ai connues, car très puissantes. Je rappelle que nous avions entre 180 et 200 chevaux à la roue arrière pour seulement 115 kg.
Le changement majeur, c’est l’apport de l’électronique : on peut le voir aujourd’hui, les pilotes, au point de corde, peuvent remettre les gaz en grand et c’est l’électronique qui gère, il n’y a pas besoin de mettre de coups de gaz au rétrogradage puisque le frein moteur est réglé électriquement et il y a aussi l’anticabrage. À l’époque, le plus difficile à gérer avec une 500cc, c’était non pas les virages ou la glisse, mais le cabrage. Nous nous battions, nous déréglions les motos en les basculant sur l’avant, au détriment de la motricité, pour qu’elles cabrent moins, car nous pouvions être obligés de couper les gaz en ligne droite pour reposer la roue avant. Il est difficile de gagner 1 ou 2 dixièmes dans un virage, mais on peut malheureusement en perdre beaucoup plus en coupant les gaz dans les lignes droites pour ne pas se retourner. C’était le problème principal des moteurs Screamers. Il m’est arrivé, sur certains GP, d’essayer jusqu’à six étagements de boite de vitesses différents aux essais.
Bien évidemment, on pourrait dire que l’électronique rend le pilotage plus facile, mais il n’empêche qu’il faut toujours être le meilleur pilote pour être devant. Néanmoins, je pense que c’est beaucoup moins stressant pour les pilotes d’aujourd’hui de piloter ces motos-là. Je n’ai pas encore essayé de MotoGP mais j’ai déjà essayé des Yamaha R1 équipées de l’antipatinage, tout est facilité : on peut ouvrir à fond, ça glisse juste comme il faut sans avoir besoin de contrôler. Il y a également le poids à prendre en compte : plus une moto est lourde plus les réactions de celle-ci sont, en quelque sorte, feutrées. Les 500cc de 115 kg, c’était tout même un matériel assez vif (rires). En 1992, j’avais pu essayer une 2-temps Big Bang, j’avais trouvé ça d’une facilité déconcertante : la puissance était plus étalée beaucoup moins brute qu’un Screamer. Avec l’arrivée du 4-temps, les pilotes ont dit la même chose. C’est encore une étape supplémentaire.
Mais aller au maximum et à la limite partout, très peu de pilotes y arrivent et c’est toujours le vrai challenge. Par contre aujourd’hui, vous prenez un pilote débutant en MotoGP, il peut très bien, comme Pol Espargaro sur la Yamaha, se sentir tout de suite à l’aise. À mon époque, il y avait beaucoup de pilotes qui ne voulaient pas aller en 500. Aujourd’hui, aucun pilote Moto2 à qui l’on proposerait une MotoGP ne dirait : « non merci, je ne préfère pas ».
- Si nous considérons juste le point de l’électronique, pensez-vous qu’il faille trouver un juste milieu entre l’assistance au pilote et le pilotage à proprement parler (p. ex. Pedrosa/Marquez à Aragón) ?
Aujourd’hui, très honnêtement, ce n’est plus mon affaire. De mon côté, je suis tout simplement très heureux et satisfait d’avoir pu courir à une époque durant laquelle piloter une machine était un vrai challenge. Ça m’aurait ennuyé d’avoir de l’électronique à mon époque. Mais aujourd’hui, ça ne me concerne plus.
- En dehors du titre de Champion du Monde, quels étaient les plus gros challenges (sponsors, contrats, résultats, promotions, sécurité) de l’époque ?
Chaque point était un vrai problème puisque nous ne signions que des contrats (CDD) d’une saison donc il fallait faire les résultats, être meilleur que les autres pour obtenir des sponsors et obtenir de bonnes machines. À l’époque, la sécurité était une des nos principales préoccupations et nous nous sommes battus pour bouleverser l’appréhension de la sécurité des circuits.
Quand vous avez affaire à un Champion, il sera tout de suite remarqué et il aura toujours des propositions. Si nous prenons le meilleur Français, Johann Zarco, il est en GP dans une très bonne structure. Loris Baz, il était extrêmement doué, lorsqu’il est arrivé, il a trouvé une place tout de suite chez Yamaha, ensuite chez Kawasaki. Les pilotes les plus doués de chaque pays, 1 ou 2 voire 3, trouveront obligatoirement des solutions.
Avant, ceux qui étaient moins doués avaient toujours la possibilité, à moindre coût qu’aujourd’hui, de s’engager en GP. Ils n’intégraient donc pas une équipe d’usine, mais ils pouvaient tout de même participer. Il y avait donc plus de pilotes au départ, plus de machines. Aujourd’hui, si on n’est pas dans les tous meilleurs, ou avec des gros sponsors ou un Papa riche, c’est plus difficile. De même, il faut être très jeune, à mon époque, nous étions pratiquement tous rentrés dans la vie active, j’ai commencé ma carrière à 20 ans, aujourd’hui, les pilotes sont encore à l’école, il faut que ça soit les parents qui financent. En ce qui me concerne, j’ai travaillé durant les vacances scolaires puis arrêté mes études pour financer mes saisons de courses, maintenant, ce n’est plus possible.
Aujourd’hui, il y a des championnats nationaux et des efforts sont effectués par les constructeurs et la Fédération pour créer des formules qui ne coutent pas trop d’argent. Celui qui montrera qu’il est très doué et qu’il continue de progresser trouvera. Pour celui qui est moins bon, ce sera beaucoup plus difficile.
- En 1989, vous avez roulé avec Dominique, votre frère, dans la même catégorie, comment ont été vos relations ?
Lorsque je roulais en 500cc, il roulait en 250cc. J’étais évidemment stressé de regarder sa course avant de prendre le départ de la mienne. En 1989, Dominique a rejoint la catégorie 500cc pour une seule saison, ce fut une saison très difficile pour lui parce que les 500cc de l’époque étaient des machines très difficiles et stressantes. Il fallait du temps pour les appréhender. Même si mon frère était l’un des meilleurs pilotes en 250cc, il a rejoint la catégorie 500cc la même année que Juan Garriga, Sito Pons ou encore John Kocinski et Jean-Philippe Ruggia. Et ces pilotes, qui avaient pourtant dominé la catégorie 250cc, n’ont jamais réussi à concrétiser véritablement en 500cc.
Parallèlement, il n’y a jamais eu de rivalité entre nous, même en Endurance. Nous nous sommes bien tiré la bourre sur quelques relais, mais c’était presque un jeu comme lorsque nous faisions du sport dans notre enfance.
- Nous avons posé la même question à Freddie Spencer qui a totalement exclu cette possibilité; à l’image de Kevin Schwantz, est-il envisageable de revoir Christian Sarron rouler en compétition de nouveau (p. ex. 8h de Suzuka) ?
Moi aussi, jamais je ne ferais une course avec un départ, une arrivée et un classement. Par contre, j’ai beaucoup de plaisir à participer aux réunions (shows, démonstrations) que je qualifie « d’anciens combattants » comme les Coupes Moto-Légende, le Bikers’ Classics ou le Sunday Ride Classic. J’apprécie retrouver mes amis, mes « frères d’armes » comme j’aime les appeler et me retrouver dans une ambiance de passionnés où les spectateurs et les fans sont présents avec nous dans les stands, les paddocks comme ce que j’ai connu au cours de ma carrière. C’est une ambiance qui me plait et je pense que nous devons ça aux passionnés. Mais, j’insiste, ce ne sont pas des courses, nous nous amusons simplement.
Rendez-vous demain pour la suite de l’entrevue avec Christian Sarron.